Nous utilisons souvent des adjectifs comme « sérieux » ou « solennel », certains pourraient même employer le mot «intense »,pour décrire les vingt-cinq prochaines heures, un jour dédié aux privations physiques qui est intimement lié à notre check-up spirituel annuel.
Beaucoup parmi nous commenceront à avoir faim, et, alors que le jour s’étire, certains seront même un peu fatigués et irritables, tandis que d’autres auront mal à la tête à cause de l’absence de caféine. Et je suis prêt à parier que nous aurons tous mauvaise haleine d’ici demain soir et que nous sentirons tous un peu fort!
Oui, nous allons passer notre temps à battre notre poitrine et à faire la liste de nos transgressions, de nos occasions manquées et de nos échecs à travers une liturgie qui nous rappelle, avec beaucoup de détails minutieux, à quel point les mensonges en forme de châteaux de sable sur lesquels nous nous construisons sont fragiles.
Ceci étant, et je dois dire d’emblée que je ne suis pas sadomasochiste, je vais vous confier un petit secret personnel: en dépit de certains désagréments évidents liés à cette fête, ce jour reste néanmoins I’un de mes préférés de l’année.
Ce n’est pas que j’aime particulièrement avoir faim, ou me tenir debout derrière la bima toute la journée alors que mon corps se fatigue, ni que j’apprécie de me souvenir, durant toute la journée, des nombreuses façons dont j’ai manqué la cible que je visais au cour de l’année qui vient de s’écouler. Non. Même si il est vrai que tout cela fait partie de Yom Kippour.
Le Talmud de Babylone, dans le traité Yoma (73b)dresse la liste des cinq formes d’affliction que l’on est censé observer en ce jour: ne pas manger, ne pas boire, ne pas avoir de relations maritales, ne pas porter de chaussures de cuir et ne pas s’oindre d’huile. Et beaucoup parmi nous passent la majeure partie de la journée à la schoule pour prier et confesser nos fautes.
Peut-être avez-vous toujours considéré ce jour comme un jour profond, un jour qui a du sens et qui permet de se transformer. Mais ce que j’aime par-dessus tout, c’est la joie de ce jour. J’imagine que vous ne pensez à Kippour comme étant un jour particulièrement tendre et joyeux. Et pourtant, il l’est!
L’opinion commune est en réalité le plus grand obstacle pour comprendre ce qu’est réellement Yom Kippour.
Je suis en bonne compagnie dans cette façon de comprendre la fête. Si nous retournons au Talmud, nous découvrons quelque chose de très différent. Nous lisons dans le traité Ta’anit (31a) que Rabban Shimon ben Gamliel disait : «Israël n’a pas de plus grands jours de joie que le 15 du mois de Av (Tou beAv) et Yom Kippour ».
Le texte continue en décrivant comment, ces deux jours-là, les femmes non-mariées de Jérusalem sortaient dans les vignes, habillées de blanc, et appelaient les hommes non-mariés pour les rejoindre et pour danser ensemble. Qu’est-ce qui rend ces deux jours si particuliers ? Pourquoi ces deux jours sont-ils des jours où I’on peut faire la cour, danser et se réjouir?
Au premier abord, il n’est pas évident de faire une comparaison entre Yom Kippour et une fête largement ignorée. Tou BeAv est une fête oubliée depuis longtemps qui s’est récemment transformée, en particulier en Israël, en un jour de la Saint Valentin juif. La comparaison est étrange mais il y a un lien : à chacune de ces dates, Dieu nous a donné un signe clair qu’Il a accepté notre techouva.
[Petit aparté: je voudrais rappeler que le mot techouva ne signifie pas « repentance». Repentance signifie on est réellement. Je pourrais suggérer comme meilleure traduction « récupération », le fait de récupérer son soi profond. Le jour de Yom Kippour, on est tous en quelque sorte en train de récupérer !]
Selon le Midrach Eikha (prologue, 33), le quinze du mois de Av (Tou BeEv) est le jour où nous commençons à aller de l’avant. Nous mettons de côté la souffrance du neuf Av (Tisha BeAv) qui commémore la destruction du premier et du second Temple, le même jour, à près de six cents ans d’écart.
Pour le midrach, il est l’heure de commencer notre chemin vers la guérison, notre chemin de retour et notre chemin vers la récupération. Ayant fait l’expérience de la vraie tristesse, nous sommes maintenant prêts à faire l’expérience d’un véritable jour de joie.
À la période biblique, les jeunes femmes de toutes catégories sociales s’empruntaient les vêtements les unes aux autres et s’habillaient toutes de blanc de façon à créer une atmosphère d’égalité. Elles sortaient à la pleine lune et dansaient dans les vignes (ce qui était une sorte de Jdate avant l’heure, une ancienne version de l’application téléphonique).
Et si danser sous la lune à la recherche de son âme sœur n’est pas suffisant pour en faire un jour romantique et joyeux, il y avait également le fait que certaines restrictions bibliques imposées aux femmes quant au choix de leur époux étaient levées ce jour-là. À Tou BeAv, toutes les femmes pouvaient se marier en-dehors de leur tribu, ce qui, à l’époque, était une révolution. La possibilité de se marier avec des partenaires venant d’une autre des douze tribus créait un véritable sentiment d’appartenance et de joie.
Tout cela concourait à faire de Tou BeAv un jour où l’on célébrait les alliances, où l’on perpétuait l’égalité, où I’on pardonnait à ses anciens ennemis et où l’on permettait à l’amour (comme tant de chansons contemporaines le disent) de tout conquérir.
D’un point de vue talmudique, la raison pour laquelle Yom Kippour est aussi joyeux, en plus d’être un jour de pardon, est que Yom Kippour commémore le jour où Moïse est descendu du mont Sinaï avec les deuxièmes tables de l’alliance, un signe que Dieu nous avait pardonné l’idolâtrie qui avait conduit à la destruction des premières. Par conséquent, à Yom Kippour, nous faisons aussi l’expérience du renouveau de notre lien d’amour avec Dieu: l’amour peut réellement tout conquérir.
C’est peut-être pour cette raison qu’on a enseigné : « il n’y a jamais eu de jour de joie plus grand en Israël que Tou BeAv et Yom Kippour ». Cela revient à dire, en faisant le lien entre ces deux fêtes, que les deux sont basées sur l’amour; tomber amoureux de quelqu’un d’autre, tomber à nouveau amoureux de nous-mêmes, et même de Dieu.
Alors, maintenant que nous passons en jugement à Yom Kippour, I’un des aspects de notre être qui est pesé et mesuré est notre capacité à aimer joyeusement. Pas simplement la capacité de trouver l’amour, comme nous le célébrons à Tou BeAv, mais notre capacité à être ouvert et à embrasser l’amour, nous comme les autres, complètement.
C’est accepter que nous ne sommes pas parfait et nous pardonner parce que nous ne serons jamais parfait. Soyons honnêtes: d’un point de vue juif, il n’y a que Dieu qui soit parfait, si bien que nous, par nature, serons toujours en deçà de cet objectif!
C’est un poncif de dire que la plupart du temps nous devons trouver un équilibre entre d’une part le désir d’une vie spirituelle et d’autre part des réalités plus terre à terre: devoir cuisiner, faire le ménage, aller travailler, emmener les enfants à la garderie ou à l’école, et un million d’autres détails.
Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, nous n’avons qu’une tâche : aller au-delà de nous-mêmes et nous relier avec la source des bénédictions et du sens. La tradition juive appelle évidemment cette source : Dieu.
Les mystiques juifs nous disent que nous nous relions à cette source en permanence, sans le savoir.
L’abondance provenant de Dieu coule vers la création toute l’année. La sagesse et le discernement, la merci et le jugement : ce sont toutes des qualités divines qui sont en nous et que nous pouvons manifester. Dieu est la source vers laquelle s’élèvent nos remerciements, et les bénédictions coulent depuis ce fausset sans jamais s’arrêter. Dans un monde parfait, nous devrions recevoir cette bénédiction chaque jour dans notre vie quotidienne. Mais la réalité est qu’au cours de l’année, le canal à travers lequel coule la bénédiction divine se bouche.
Il se bouche avec nos détritus spirituels.
Notre inattention, nos frustrations, nos erreurs, les mots précipités que nous aimerions pouvoir reprendre et que nous n’avons même pas vu quitter nos lèvres. Tout ce que nous faisons de mal au cours de l’année est censé passer. Si bien qu’aujourd’hui, notre travail est de nettoyer ces tuyaux spirituels afin que l’abondance divine puisse à nouveau couler librement dans nos vies.
C’est un paradoxe merveilleux.
Ce n’est que le jour où nous sommes le plus à même de faire face à nos défauts, à assumer ce qui nous a le plus face à mes espoirs et à mes peurs, je suis d’accord pour voir au fond de moi le meilleur et le pire, je suis prêt à porter mes cicatrices, je ne fuirai pas, je ne me cacherai pas » – c’est ce jour-là, et seulement là, que nous pouvons trouver la manière de guérir tout ce qui est brisé en nous.
Et c’est en reconnaissant notre bagage, nos frustrations, les schémas habituels qui nous poussent à ne pas faire attention, l’anxiété et l’angoisse, que nous nous trouvons dans la meilleure situation pour enfin nous en débarrasser.
Une autre façon de comprendre la techouva est de parler d’alignement.
Si la bénédiction de Dieu passe dans ce monde à travers nous et que nous sommes tordus, alors le flux ne coule pas très bien. Lorsque nous faisons techouva, lorsque nous « récupérons et que nous nous redressons pour devenir notre véritable moi à nouveau », alors l’abondance peut de nouveau couler en nous, et à travers nous. Pensez à ce jour comme une sorte de rendez-vous avec un ostéopathe cosmique. Aujourd’hui nous venons pour réaligner notre esprit.
Une manière de faire cela, nous enseigne la tradition, est en demandant pardon : à Dieu, à notre famille, à nos amis, à ceux qui ne sont pas nos amis, ainsi qu’à celui que nous avons le plus de mal à pardonner : nous-même.
Une autre manière est de réciter et de réfléchir aux prières du jour, en commençant par le Kol Nidré.
Le mahzor, le livre de prières des grandes fêtes, est une riche anthologie d’écrits spirituels juifs, des plus anciens aux plus récents. Je sais que pour certains d’entre nous, les mots peuvent sembler lointains. L’hébreu et l’araméen ne nous sont pas toujours familiers. Les métaphores et les verbes décrivant Dieu peuvent sembler étranges. Voici une façon de comprendre les mots de ces prières : notre futur n’est pas écrit sur un parchemin céleste mais dans notre cœur.
Le cour a peut-être été solide à Roch Hachana (et il faut qu’il le soit pour pouvoir y graver quoi que ce soit), mais voilà que maintenant le cour doit être tendre comme de la cire, afin d’être « scellé » à Yom Kippour.
Il nous revient aujourd’hui d’attendrir nos cours. Trouvez les endroits où votre cour s’est calcifié, et massez-les gentiment, jusqu’à ce qu’ils deviennent suffisamment souples pour pouvoir changer. Notre destin n’est pas écrit dans le marbre sur de lourdes tables qui se trouveraient dans le ciel. Aujourd’hui est le jour où nous scellons nos intentions dans nos cours battants!
Est-ce que vous commencez à entrevoir pourquoi je pense que c’est un jour de joie?
À Yom Kippour, comme à Tou BeAv, nous avons la coutume de nous vêtir de blanc. Nous sommes sur un pied d’égalité avec les autres. Nous avons tous la tâche d’ôter nos façades, d’enlever nos masques et nos vêtements protecteurs, afin de devenir physiquement et mentalement ouverts en admettant à nous-mêmes, aux autres et à une puissance supérieure nos faiblesses, nos défauts et nos vulnérabilités. Mais n’oublions pas pour autant les autres moments durant lesquels nous avons montré nos forces, notre résilience et notre courage.
C’est la joie de l’acceptation, qui ne peut venir que d’un espace qui soit d’une profonde et inébranlable honnêteté. Ce qui est merveilleux est que Yom Kippour est une chance de regarder dans ce miroir.
Nous sommes mis au défi de voir qui nous sommes vraiment. Nous méditons sur les étapes qu’il nous faut prendre de façon à arrêter de prétendre et pour être complètement honnête avec nous-même. Car si nous pouvons essayer de nous pardonner, nous pourrions à nouveau tomber amoureux de nous-même!
C’est l’essence de Yom Kippour!
Et si nous parvenons à nous aimer complètement, nous aurons la capacité d’aimer les autres pleinement et joyeusement. Et si nous aimions les autres, alors le monde serait réellement un meilleur endroit.
Est-ce que tout cela ne constitue pas une très bonne raison pour trouver que ce jour saint est plein d’espoir, d’optimisme et de joie?
Je n’ai pas besoin de vous rappeler qu’il y a beaucoup de haine dans notre monde actuel. Contentez-vous d’aller un peu sur les réseaux sociaux.
Les rabbins du Talmud, lorsqu’ils parlaient de la destruction du Temple (cf. traité Guittin du Talmud de Babylone, 55 a-b), demandèrent, comme nous le faisons, comment on en était arrivé là ? Pourquoi cela s’est-il produit ? Et ils conclurent que le Temple n’avait pas seulement été détruit par une armée qui avait physiquement capable de les vaincre, mais qu’ils avaient été défaits à cause de sinat hinam, la haine gratuite, une haine débridée, sans limite et sans fondement.
Une haine non pas entre un peuple et ses ennemis, mais entre des frères et sœurs, la haine de soi. Parce que nous nous sommes traités les uns les autres, et nous même, sans merci, la fondation de notre ancien monde s’est littéralement écroulée.
Le Rav Kook, le premier grand rabbin achkénaze durant la période du mandat britannique enseignait : «si nous étions détruit, et le monde avec nous, à cause de la sinat hinam, la haine gratuite, alors nous devrions nous reconstruire, et le monde avec nous, grâce à l’amour altruiste – ahavat hinam. En ce moment de l’Histoire, je crois que seul ahavat hinam, un amour débridé et sans limite, peut défaire la destruction basée sur la haine que nous voyons partout à l’œuvre.
Demain matin, le prophète Isaïe va nous décrire à quoi ressemble publiquement l’amour, lorsque nous sommes enfin fidèles à notre véritable nature:
«À défaire les chaînes de la méchanceté, à dénouer les cordes du joug, à partager notre pain avec celui qui a faim, à accueillir les pauvres dans nos maisons, à vêtir ceux qui sont nus, à ne pas ignorer nos proches. »
La tradition juive nous appelle à reconnaître que l’amour et la joie demandent que nous agissions concrètement. L’œuvre n’est jamais achevée, mais la joie de ce jour consiste à nous souvenir que l’amour est quelque chose qui dépend de nous. Ce n’est pas seulement une réponse, ou un excès de dopamine dans notre cerveau, c’est aussi un choix!
C’est un choix que nous devons faire consciemment chaque jour ; c’est un choix qui doit se manifester à travers nos actes, que ce soit vis-à-vis de nos voisins, de Dieu, des gens que nous ne connaissons pas, et particulièrement de nous-même. Pas seulement en ce jour de Kippour, ou même de Tou BeAv, ou en de rares occasions lorsque nous dansons dans les vignes, mais tout le temps. Tous les jours.
La vie est trop pleine de bénédictions pour perdre son temps et son attention avec des substituts artificiels. Ce soir nous sommes ici pour aller au fond des choses.
Ce soir notre tâche est de vivre, de donner, de pardonner, de célébrer et de louer. En dernier ressort, ce sont les meilleures façons d’exprimer l’amour en tant que bénédiction la plus élevée qui soit dans la vie, et, ce faisant, nous ferons de notre propre vie une bénédiction.
Et il n’y a pas de plus grande joie que cela !
(Trad.Olivier Delasalle)
Tizkou leChanim rabot, neîmot ve’tovot
«Puissiez-vous tous jouir de nombreuses années agréables et heureuses »!
Rabbin Tom Cohen