Un hymne juif à la joie
Alors que ma charge de travail, en cette rentrée, commençait à vraiment augmenter – mise en place du Talmud Torah, des classes pour adultes, des conférences, sans compter les étudiants rabbiniques, et la préparation des grandes fêtes – je me suis assis il y a de cela deux semaines, par un après-midi ensoleillé, avec mon ordinateur portable, pour commencer à préparer mes sermons, et pour, éventuellement, répondre au monceau d’emails qui attendent dans ma boite de réception (ou, plus vraisemblablement, me trouver coincé dans cet équivalent moderne des sables mouvants qu’est Facebook, pour regarder les nouvelles de ma famille, amis, et connaissances de toutes sortes).
Je me souviens du sentiment que j’éprouvais alors. Je regardais, heureux, par la fenêtre, et j’y voyais le ciel bleu, et des arbres colorés, tout en essayant de réfléchir à mon sermon de Roch Hachana.
Soudain, le côté gauche de mon écran se retrouva à droite, et le côté droit, à gauche. L’écran commença à clignoter de facon convulsive, et l’angoisse commença à monter. Après avoir essayé de le redémarrer en mode sans erreurs, mon écran s’est mis à fonctionner pendant dix secondes, avant de clignoter, et de s’éteindre à nouveau.
Avez-vous déjà éprouvé ce sentiment de chute, au fond de vos tripes, lorsque les choses tournent mal ? Lorsque votre joie se mue en deuil, et le bonheur en tristesse?
Voilà où j’en étais.
Les anciens croyaient que le bonheur était déterminé par les dieux, le destin, ou le hasard. Pendant l’ombre d’un instant, j’ai réfléchi à savoir si une telle philosophie avait une part de vérité… étant donné le mauvais moment que c’était pour que mon ordinateur cesse de fonctionner.
Alors que je digérais ma mauvaise chance, et la manière dont les « dieux » devaient en rire, ma fille entra dans la chambre et alluma la télévision. C’était l’heure des nouvelles. Je lui ai vite demandé de les laisser, avant qu’elle ne change pour une série qu’elle aime. Sur l’écran, on voyait des images de dévastation et de destruction de ce qu’il se passait dans les Cara bes et au Mexique. En quelques instants les gens se retrouvaient sans maison. L’image d’après, on voyait des réfugiés fuir pour sauver leur vie d’un régime militaire, laissant tout derrière eux, et enfin, il y avait une séquence de deux secondes sur un autre attentat suicide, commis par un sinistre individu utilisant la religion pour justifier de tuer des clients dans un marché à ciel ouvert.
Voir les informations m’a fait honte, et m’a obligé à réaliser à quel point mes problèmes étaient triviaux. Cela m’a aidé à « lâcher prise ». Et cela a souligné pour moi certains truismes quant à la nature humaine.
Permettez-moi de prendre un exemple. Imaginez que je prenne un grand tableau blanc, et que je fasse un point noir au milieu. Sur quoi nous arrêterions-nous? Sur le point, bien sûr!
C’est ce que nous remarquerions. Le tableau serait toujours blanc à 99,99%, et pourtant c’est ce qui attirerait notre attention.
Nous vivons souvent d’une manière analogue. Les choses peuvent se passer bien. Nous avons un travail stable, de quoi manger à notre faim, une maison chaleureuse et accueillante, et pourtant quelque chose se produit- et c’est le drame.Nous concentrons toute notre énergie sur ce « quelque chose », peu importe ce qu’est cette chose qui enlève à notre bonheur.
En fait, parfois, plus les choses se passent bien, plus nous sommes prêts à remarquer ce qui n’est pas parfait. Avez-vous déjà dormi dans un bel hôtel, pour vous retrouver avec quelque chose que vous auriez normalement toléré ailleurs-par exemple que les serviettes ne soient pas suffisamment épaisses- et que cela vous mette soudain de mauvaise humeur?
Bien sûr, il y a des problèmes bien plus graves dans le monde, mais nous avons tous cette tendance à nous concentrer sur le négatif. Il semble que nous soyons pratiquement programmés pour cela. Sans compter que nous désirons toujours quelque chose d’autre.
Cela dit, si vous demandez à des parents ce qu’ils voudraient pour leurs enfants, la réponse la plus commune est qu’ils veulent qu’ils soient « heureux ». Et vous savez quoi ? Nous aussi nous voulons être heureux!
De plus, beaucoup des plus grands penseurs de tous les temps-de Platon et Aristote à Confucius et au DalaïLama-considèrent que le « bonheur » est le but de la vie, la cause finale de l’existence humaine.
D’un point de vue juif, Rabbi Nahman de Breslav, un maitre hassidique du 18ème siècle, exprima la même idée dans ces termes mitsva gdola liyot besimha tamid :« c’est une grand mitsva-une mitsva d’une importance suprême -d’être dans la joie, toujours !»
On pourrait considérer cette idée comme étant un peu simpliste, mais considérez la personne qui l’a dite. C’était un homme qui a été malade la majeure partie de sa courte vie, et qui finit par mourir de tuberculose.
mitsva gdola liyot besimha tamid : « c’est une grand mitsva d’être dans la joie, toujours »- Un homme qui a souffert de perdre quatre de ses enfants en bas âge, et un homme qui, tout au long de sa vie, a soufert de sévères accès de mélancolie.
En dépit de la dureté des épreuves de sa vie, Nahman de Breslav enseigna de facon continue, et encouragea pendant toute son existence, la simha , la joie.
Mais quelle est la source de ce bonheur ? Est-ce la richesse ? La santé ? La plus intense des romances ? Une carrière spectaculaire ? Le meilleur corps imaginable ? Ou simplement une vie sans douleurs?
Nous savons tous que l’argent ne peut pas acheter les choses les plus importantes de la vie. Car à quoi sert la fortune sans la santé ? A quoi sert la richesse sans l’amour et l’amitié ? La vérité est que vous pourriez tout posséder, et ne toujours pas être heureux, n’est-ce pas?
Je ne suis peut-être pas un expert, mais d’après ce que j’ai glané pendant mes années de rabbinat, en tant que connaisseur professionnel des gens, est que ce qui vous arrive, les petits détails de la vie, sont, en fait, un indicateur assez mauvais de la présence ou non de la simha dans votre vie.
Les exemples sont légions; des gens qui sont fabuleusement riches, ou célèbres, ou puissants, ou qui vivent des vies de charme avec toutes les sortes de bénédictions dont on peut seulement rêver, et qui pourtant sont dans un état misérable-en grande partie parce qu’ils ne se concentrent pas sur ce qu’ils ont, mais sur ce qu’ils n’ont pas encore-et en particulier ce que les gens autour d’eux ont, et que eux n’ont pas.
Ben Zoma, un sage cité dans les Pirqé Avot (4, 1), répondrait : « Eize hou ashir-ha’same’ah behelqo ». « Qui est riche ? Celui qui est heureux de sa part».
Pour le judaïsme, le bonheur ne réside pas dans ce que l’on a, mais dans la manière dont on interprète ce qu’on a. La simha ne consiste pas à acquérir un ensemble différent de détails mais à voir ceux que l’on possède déjà, à travers des yeux de simha.
Alors comment procéder pour trouver la simha ? La première chose est que la plupart du temps, les gens la cherchent au mauvais endroit.
On raconte I ‘histoire d’un rabbin qui voit un des membres de sa communauté courir dans la rue. Il l’appelle et lui demande :« pourquoi est-ce que tu cours si vite ? » La personne répond « il faut que je gagne ma vie » [en anglais, littéralement : « que je courre après »]. Ce à quoi le rabbin a répondu : « mais tu pars du principe que ton gagne-pain se trouve devant toi, et que plus tu courras vite, plus tu arriveras à le rattraper. Et si ta vie, comme ton gagne-pain se trouvaient en fait derrière, et que c’est eux qui essayent de te rattraper ? Si c’est le cas, lorsque tu cours si vite, tu leur rends la tâche encore plus difficile de te retrouver!»
Dans la paracha Ki Tavo (Deut. 28, 2) que nous avons lue il y a quelques semaines, Moïse sous-entendait la même idée lorsqu’il disait que nos bénédictions courraient après nous «ou’va’ou alèkha kol-haberakhot ha’èlè, vehissigoukha». « Alors toutes ces bénédictions viendront sur toi, et se saisiront de toi ». Donc une partie de la réponse est que, si vous voulez la simha, il faut ralentir.
Voilà à quoi sert le Chabbat, un jour entier dédié à ralentir, pour laisser les bénédictions du monde nous rattraper. En fait, c’est exactement le but de la plupart des prières et des rituels juifs : nous encourager à répondre au monde en s’arrêtant un moment, en prenant conscience de ce qu’il se passe, en réfléchissant, et en exprimant de la gratitude.
C’est pour cette raison que nous disons des bénédictions tout le temps. La tradition nous demande d’en dire une avant de boire ou de manger, lorsque nous voyons un grand sage, ou lorsque nous entendons le tonnerre dans le lointain. Il y a même une bénédiction lorsque nous utilisons les toilettes le matin.Le Talmud nous presse de dire au moins cent bénédictions par jour. Pourquoi ? Est-ce que Dieu a vraiment besoin de créent en nous. Nous en avons besoin, parce que les bénédictions nous aident à voir le monde avec un ceil neuf. Nous devons prononcer des mots de gratitude, parce qu’ils nous aident à ne pas prendre les choses pour acquises.
Avez-vous déjà fait l’expérience d’un épisode de douleur, par exemple au dos?
Vous n’aviez pas l’impression de pouvoir marcher à nouveau droit, encore moins de pouvoir aller courir ? Vous souvenez-vous du premier jour où vous avez pu sortir du lit sans grincer de douleur ? C’était une merveilleuse surprise,pleine de joie et de bonheur, n’est-ce pas ? Mais alors, tout aussi vite, en l’espace de quinze jours, le moment de gratitude est complètement oublié.
L’un des ennemis du bonheur est l’autosatisfaction. Lorsque nous nous habituons aux choses, nous perdons le sentiment d’émerveillement qui nous surprend.
On a demandé à Abraham Joshua Heschel, dans une interview, quelles lecons spirituelles les adultes pouvaient apprendre des enfants. Sa réponse ? « De toujours être ouverts à la surprise, de s’étonner, et de rechercher l’émerveillement radical ».
Les bénédictions sont la manière dont notre peuple cherche à vivre dans le présent et à être en pleine conscience de ce que nous faisons. De toute évident, elles ne réussissent pas toujours. Elles peuvent devenir flétries et automatiques. Mais elles ouvrent cette possibilité en nous.
Vous pourriez penser que la simha est l’opposé de la tristesse et de la souffrance, mais ce n’est pas le cas.
À chaque fois que je conduis un mariage, ou une bar ou bat mitzvah, ou que j’assiste à une brit, je pense à la manière dont les yeux des gens se remplissent de larmes pendant un temps de simha, de la même manière qu’ils pleurent pendant un temps de tristesse ou de souffrance.
La joie et la souffrance sont souvent liées ensemble.
Seuls ceux qui connaissent la fragilité de la vie peuvent vraiment apprécier la joie et la valeur de chaque moment. Ce type d’« âme joyeuse » est ressentie lorsque les membres d’une même famille parcourent de longues distances pour venir se voir. Il n’est pas étonnant que dans le langage courant, le mot simha désigne précisément une réunion de famille, un évènement du cycle de la vie. Simha renvoie à la présence des membres de la famille, mais c’est aussi un moment doux-amer, teinté d’impermanence.
La vérité est, si souvent, que la souffrance dévastatrice de la perte d’un membre de la famille, ou d’un ami, est directement liée à la joie de la vie que l’on est en train de pleurer. Et, lorsque les communautés fonctionnent au mieux, la tristesse de la perte est tempérée, en tous cas un petit peu, par la simha, par la présence et le soutien d’êtres chers.
Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, la mort nous enseigne la vie et le bonheur. Elle nous rappelle que nous sommes face à des limitations. Le précieux temps est fini, car qui sait quelle sera la longueur de ses jours? Par conséquent il nous incombe de nous soucier des autres et d’apprécier leur compagnie, de les prendre dans nos bras, de les apprécier, et de leur dire merci.
Même nos traditions de Yom Kippour soulignent notre mortalité.
La coutume de porter un kittel – le linceul que je porte, et qui sera un jour utilisé pour m’enterrer – nous rappelle qu’un jour nous mourrons. Et jeûner tout au long de ce jour nous rappelle qu’il y a plus à la vie que la nourriture physique. Nous avons besoin d’une nourriture spirituelle et émotionnelle.
Mais Yom Kippour n’est pas seulement un jour qui sert à évoquer notre mortalité. Ce jour est décrit par la tradition comme « Yom K-Pourim 》, un jour comme Pourim, le jour le plus joyeux de l’année. C’est un jour de joie et de réjouissance parce que nous savons que nous disposons du libre arbitre. Nous pouvons changer nos comportements si nous le souhaitons. Nous pouvons contrôler nos désirs si nous le choisissons. Nous n’avons pas à être contrôlés par nos passions, si nous le décidons.
Il est vrai que les scientifiques estiment qu’environ cinquante pour cent de notre sentiment de bonheur provient de nos gènes. Et il est incontestable que nous connaissons des gens qui ont tendance à être grognons, et d’autres, qui sont plein d’entrain, de nature solaire, au point que ça peut être un peu trop pour certains (surtout tôt le matin !). Néanmoins, quelle que soit la façon dont vous considérez la question, ça laisse cinquante pour cent sous notre contrôle.
Rien, passé nos limites génétiques les plus basiques, n’est déterminé. Si bien qu’à l’inverse d’autres religions ou philosophies, tout est entre nos mains. C’est cette partie, que nous pouvons transformer nous-mêmes, si nous le désirons. C’est le grand cadeau de Dieu.
Et I’une des façons dont nous pouvons nous transformer et trouver un sens de la joie et du bonheur – de simha, est à travers l’étude.
Il est vrai que l’étude comme chemin vers le bonheur n’est pas spécifiquement juif. Socrate enseigna une idée similaire en son temps. Il suggéra qu’étudier nous permettait de mieux nous comprendre. En nous comprenant mieux, nous avons plus de contrôle sur nos émotions et nos choix, et nous pouvons par conséquent prendre des décisions plus sages.
Et pourtant, pour le judaïsme, l’étude ne consiste pas toujours à se comprendre soi. Parfois l’étude est là pour nous pousser à sortir de nous-mêmes. Elle veut que nous nous tournions vers l’extérieur plutôt que vers l’intérieur. Moins de contemplation de nombril spirituel et psychologique, et plus d’actes altruistes!
D’un point de vue religieux, trouver la vraie joie est vraiment la tâche spirituelle la plus difficile. Que ce soit en lâchant prise sur les choses sans importance comme les écrans d’ordinateurs cassés, ou en rejetant de vieux narratifs nous concernant-nos peines et nos cicatrices-afin de laisser plus de place à la magie et au mystère de l’instant présent-du maintenant. Le bonheur et la satisfaction, la simha, peuvent venir d’un tel changement de perspective.
Le judaïsme nous enseigne que l’une des plus grandes sources de joie dont nous puissions faire l’expérience, est la mitsva du Tikkoun Olam, prendre soin des autres, rendre aux autres ce qu’ils nous offrent, et aider à faire du bien aux autres. Combien d’entre nous se sont sentis incroyablement bien après avoir fait du bénévolat ? Il se peut que nous résistions au premier abord. Nous pouvons penser « je suis trop fatigué, je n’ai pas envie de quitter la maison maintenant ». Mais ensuite si nous le faisons quand même, si nous avons servi un repas, si nous avons aidé un élève, si nous avons rendu visite à quelqu’un qui est malade, nous nous sentons plus qu’élevés, utiles, importants. En fait, le Tikkoun Olam est la façon ultime de nous faire sortir de nous-mêmes. Cela change le monde. Cela améliore la création.
Vers la fin de sa vie, alors qu’il était sourd depuis une vingtaine d’années, Beethoven est sorti de son monde fermé aux sons, pour composer l’un des morceaux de musique les plus extraordinaires jamais écrits : sa neuvième symphonie. Intuitivement, il a compris que cette ceuvre devait comporter la voix humaine. Elle devint la première symphonie chorale écrite en occident. Les mots qu’il mit en musique étaient L’Hymne à la joie de Schiller.
Personnellement, je considère le judaïsme comme un hymne à la joie.
Comme Beethoven, les juifs ont connu la souffrance, l’isolement, les duretés, et le rejet, et pourtant, ils n’ont jamais manqué du courage religieux de se réjouir. Un peuple qui peut connaitre l’insécurité et se réjouir néanmoins, est un peuple qui ne peut être vaincu, car son esprit ne peut jamais être brisé, et son espoir détruit.
Le judaïsme est riche d’opportunités pour faire grandir la joie, et pour célébrer pratiquement tous les jours de ľ’année. Alors pourquoi ai-je choisi de parler de joie et de bonheur à Yom Kippour ? Parce que, aussi importantes et puissantes soient ces vingt-cinq heures, elles ne donneront pas automatiquement le bonheur.
Yom Kippour est un outil, pas un but. C’est une opportunité pour la réflexion et le changement, mais il ne nous apporte pas au final ce que nous devons changer. Ceci vient durant le dur travail que l’on effectue au jour le jour le reste de l’année.
Puisse cette nouvelle année être pleine de nombreuses opportunités de grandir, de réparer le monde et de nous réparer nous ! Et puisse cette année être une année où nous saisissons ces opportunités avec une grande joie, une simha gdola, heureux de qui nous sommes, et plus important encore, de ce que nous pouvons devenir.(Traduction :Olivier Delasalle)
Puissiez-vous, vos proches et celles et ceux qui vous
sont chers, être inscrits dans le Livre de la Vie.
Je vous souhaite un jeûne facile et plein de sens…
Un jeûne plein de joie!
Rabbin Tom Cohen