Abraham! Abraham!
Voici les mots entendus par notre patriarche, alors que sa main était suspendue en l’air et que la lame du couteau scintillait au soleil, quelques secondes avant qu’il ne sacrifie son fils, Isaac. En cet instant plein de tension, il répondit en disant : « hineni », me voici.
Selon le texte que nous allons lire demain, la voix d’un ange continua et dit : « ne pose pas ta main sur le jeune homme, ne lui fais rien, car je sais désormais que tu as a crainte de Dieu, puisque tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique.» (Genèse 22,12)
Ce fut une bonne chose que la voix se mit à parler au moment où elle le fit. Autrement, entre vous et moi,nous ne serions probablement pas ici aujourd’hui!
Considérez la chose suivante: si Abraham avait sacrifié son fils sur cet autel de fortune, il aurait littéralement tué son futur, c’est-à-dire nous, ses descendants spirituels, et il aurait probablement conclut qu’il n’y avait rien de vraiment différent entre ce Dieu et tous les autres dieux païens de son époque qui exigeaient des sacrifices humains. Bien que des générations de commentateurs aient fait l’éloge d’Abraham pour avoir accepté de sacrifier son propre fils, nous devrions également, pour être vraiment juste, faire l’éloge de cette voix désincarnée- la voix de l’ange qui a parlé à ce moment critique.
Toute cette histoire pose la question de savoir si Dieu voulait réellement qu’Abraham lui sacrifie son fils, ou si le Saint Béni Soit-Il avait l’intention, comme dans un bon thriller, d’attendre le dernier instant pour intervenir? Ou bien avons-nous affaire à un ange qui était tellement surchargé et en retard sur l’horaire, qu’il a rempli sa mission de justesse avant qu’il ne soit trop tard?
Je dois dire que la notion d’un ange qui parle me laisse un peu perplexe.
Les anges.
Voilà un sujet qui n’est pas souvent abordé dans les cercles juifs. Je suis même prêt à parier que la plupart d’entre nous pensent que le concept d’ange n’est pas particulièrement juif.
Nous avons pourtant une riche tradition d’angéologie, une tradition qui commence avec la Torah.
Alors permettez-moi de vous poser la question :« croyez-vous aux anges? »
Des études réalisées aux États-Unis montrent que les trois quart des gens y croient, mais qu’en revanche, près des trois quart des Juifs américains n’y croient pas ! (Je n’ai pas réussi à trouver de données pour la France, ce qui ne me surprend pas tant que cela, mais j’imagine que les résultats seraient probablement similaires en ce qui concerne les Juifs français.)
Et je suppose également que la plupart d’entre vous n’ont pas entendu beaucoup parler d’anges lorsque vous étiez au Talmud Torah!
Pourtant, dans la section de la Torah que nous lirons demain, il est écrit: Vayikra élav malakh Adonaï min hashamayim. «Un ange de Dieu appela du ciel », à l’instant où le couteau d’Abraham allait tomber sur la gorge de son fils, Isaac.
De plus, à chaque fois que nous récitons la kedoucha à voix haute dans la amidah, nous mentionnons les sarfé kodesh, un chœur angélique (un peu comme notre extraordinaire chœur de Kehilat Gesher, mais, même si c’est difficile à croire, celui-là est considéré comme étant encore meilleur). Nous sommes censés imiter ce chœur d’anges qui chante continuellement « saint, saint, saint», en suivant la coutume qui consiste à nous élever sur nos orteils à chaque répétition du mot « kadosh », saint.
Demain, durant la prière de ounetaneh tokef, notre merveilleux hazzan, Tal, chantera avec le chœur: Oumalakhim yéhafézoun, les anges sont inquiets, saisis de stupeur, et tremblent au son du shofar, alors qu’ils ne peuvent rien faire d’autre que proclamer : hine yom hadin, voici le jour du jugement.
Dans la Bible, ce sont des anges qui viennent annoncer la naissance d’Isaac ainsi que la destruction de Sodome et Gomorrhe. De même, Moïse voit un ange, malakh Adonai, dans le buisson ardent. C’est aussi un ange qui Samson que son fils deviendra celui qui délivrera le peuple de l’oppression des Philistins, et qui lui explique de quelle manière elle devra l’élever.
Pensez également au fait que tous les vendredis soirs, lorsque nous accueillons le shabbat, nous chantons :«Shalom alékhem malakhé ha’sharé », accorde-nous la paix, anges du service.
Voici donc quelques-unes des références explicites aux anges que l’on trouve dans notre tradition. Alors croyez-vous aux anges ? Je parie que c’est même la première fois que vous entendez un rabbin parler d’anges.
Mais avant que vous ne pensiez que Rav Tom a complètement perdu la tête (même si c’est une possibilité tout àfait réelle que l’on ne devrait jamais écarter), permettez-moi de vous rappeler que le Tanakh (la Bible juive),le Talmud, les midrashim, le Zohar, ainsi que le reste de la tradition kabbalistique, le siddour, le mahzor, toutes les traditions liturgiques, et même les histoires folkloriques juives, tous sont pleins à craquer de références aux anges.
Ceci étant dlit, je dois reconnaître que je n’ai jamais vraiment cru très fort aux anges. Que ce soit le résultat d’un hyper-rationalisme, ou simplement un manque d’imagination, je me considérerais comme faisant indubitablement parti des trois quart qui ne croient pas aux anges.
Cependant, je ne suis plus aussi certain de cela, et j’aimerais vous expliquer pourquoi.
Premièrement, comme beaucoup d’idées juives classiques, le christianisme se l’est appropriée, l’a transformée, et les Juifs ont maintenant tendance à nier que l’idée a son origine chez eux. Mais, comme je l’ai appris il y a bien longtemps, plutôt que de rejeter une idée parce qu’elle a des airs chrétiens, il vaut mieux essayer de retrouver ses racines juives et d’en comprendre le concept profond.
Il y a, dans le sujet qui nous occupe, beaucoup de termes en hébreu qui véhiculent la notion d’ange, et chacun est utilisé pour décrire un certain type d’action ou d’essence. On trouve : les hayot hakodesh (les saints êtres vivants), les ofanim (guardiens du trône divin), les arelim (les vaillants), les serafim (les serpents brûlants), les elohim (les êtres célestes), les béné elohim (êtres divins), les cherubim (gardiens des tables de la loi), etc. Mais le terme le plus courant, celui sur lequel je veux me concentrer est melakhim (malakh étant la forme au singulier).
Un malakh ne désigne pas une sorte de créature ailée avec un halo lumineux au-dessus de la tête. Un malakh ne devrait pas évoquer un être de contes de fées vêtu d’un ample vêtement et avec un teint lumineux. Un malakh, en hébreu, est tout simplement un messager.
Et comme vous le savez, le but d’un messager est de transmettre une information importante qu’il vous faut entendre.
Pensez-y: un messager arrive souvent dans votre vie à un moment critique lorsque vous devez prendre une décision; lorsque vous arrivez à un carrefour sur le chemin de la vie, lorsque vous être confronté à un dilemme éthique, lorsque vous doutez de vos capacités, de vos talents, de votre sagesse, de votre kishkes (un mot yiddish qui veut dire qu’on sent quelque chose dans ses tripes), lorsque vous avez besoin d’un rappel, d’un zetz, un indice, un signe (!) de ce que vous devez faire à ce moment-là.
Je me suis toujours demandé comment il se faisait que ces personnes clés, ces messagers, arrivaient dans nos vies exactement au bon moment ? Comment se fait-il que ces messagers savent exactement quoi dire pour nous remettre sur les rails, pour nous rappeler notre propre valeur, pour nous encourager à faire ce que nous avions réussi à nous convaincre de ne pas faire?
D’un point de vue juif, Dieu a donné à chacun de nous des dons uniques, et, en fonction de cela, Dieu a besoin de nous rappeler, de temps en temps, comment utiliser ces dons pour aider les autres. L’une des façons que Dieu utilise, selon le judaïsme, est en envoyant des anges dans nos vies. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il n’est pas surprenant de constater que souvent, lorsqu’un ange apparaît dans notre tradition, il ressemble à vous et moi ! A tel point que ceux qui, dans la Bible, rencontrent un ange, ne s’en rendent même pas compte. Il n’y a que nous, le lecteur, qui nous en rendons compte!
C’est pour cette raison que les anges, dans nos textes saints, sont souvent appelés « ish » », ce qui signifie simplement un homme, une personne. Lorsque Joseph se promenait dans les champs de Shkhem, plein du désir de se réconcilier avec ses frères, voici qu’il rencontre vayimatzéhou ish, une personne, sans nom, sans visage particulier,qui lui pose l’une des questions existentielles les plus importantes: mah tevakesh ? Que cherches-tu réellement Joseph? (Genèse 37,15)
D’où vient cette personne ? Pourquoi pose-t-il à Joseph une questions si importante?
Lorsque Jacob lutte durant cette nuit fatale avec son passé et son futur, il est également sur le point de retrouver un membre de sa famille qui s’est éloigné. Et à nouveau, c’est un ish, un homme,qui lui dit que tout sera désormais différent, tout, y compris son nom, qui sera changé de Jacob en Israël.
Ce même ish, ce même homme, lui explique qu’il doit désormais découvrir comment vivre avec un handicap et qu’il doit choisir la manière dont il sera un mari, un père et un dirigeant pour son peuple. (Genèse 33,22-32)
Les messagers et les messages se présentent sous bien des formes, souvent sous l’aspect de personnes qui arrivent dans nos vies pile au bon moment, pour en changer la direction à jamais.
Ceux sont mes anges, dit Dieu dans le chapitre 23 de l’Exode. Hiné anokhi sholéa’h malakh lifanekha lishmor’kha ba’derekh. « Voici que j’envoie des anges devant toi afin de te protéger en chemin ». Tout se passe comme si nous avions tous reçu des messagers, des sortes d’ « anges gardiens», qui arrivent dans nos vies,nous soutiennent, nous aident à grandir et à atteindre ce moment précis.
Je suis sûr que beaucoup d’entre vous peuvent penser à cet « ange », ce « malakh », ce «ish» qui a joué un rôle clé dans votre vie et qui vous a aidé à devenir la personne que vous êtes aujourd’hui.
Certains sont peut-être même présents ici en ce moment. D’autres sont peut-être très loin d’ici. D’autres encore ne sont peut-être plus de ce monde. Pourtant je vous promets que, qui qu’ils soient et où qu’ils soient, si ils vous ont aimé, encouragé, soutenu, et même si ils vous ont gentiment sermonné parce qu’ils voulaient le meilleur pour vous-alors vous portez en vous cet ange gardien, ici et maintenant.
Les communautés aussi peuvent avoir leurs anges.
Il y a une personne en particulier que j’aimerais mentionner, une parmi tant d’autres personnes qui le méritent et dont nous devrions parler, un « ish » du nom d’Emmanuel Ruimy.
Il n’est pas membre de notre communauté, et il est vraisemblablement en ce moment de l’autre côté de la ville dans une communauté sœur de Kehilat Gesher, mais je peux vous assurer qu’il a été un malakh, un ange gardien pour nous. Il nous a toujours poussé vers l’avant, y compris lorsque nous n’avions pas la force ou la confiance de le faire nous-mêmes.
Comme beaucoup d’entre vous le savent, nous avons été à la recherche, depuis un certain temps, d’une plus grande maison pour accueillir notre communauté en plein développement. L’année qui vient de s’écouler a vu des efforts concertés de la part de notre présidente et de notre comité de recherche, efforts qui se sont malheureusement soldés par plusieurs déceptions particulièrement frustrantes.
Après chaque coup dur, Emmanuel nous a poussé en direction de notre mission, en nous rappelant les coûts Comme I’ homme dans le champ qui a demandé à Joseph mah tevakesh, Emmanuel a posé la question extrêmement poignante : que cherches-tu vraiment?
Et ce que nous découvrons en chemin, maintenant que nous trouvons enfin notre nouvelle maison, est la façon dont les efforts déterminés d’un ange ont appelé tant d’autres, qui, à leur tour, ont répondu « hineni »,compte sur moi, je suis présent. Compte sur moi, que ce soit financièrement où à travers mon réseau, compte sur moi pour aider avec mes forces et mon temps, compte sur moi pour amener ma sociabilité et mes talents dans cette nouvelle maison, cette maison que nous avons trouvée. Chaque personne qui dit « hineni » devient à son tour un nouveau malakh, un autre ange gardien pour notre communauté.
A Rosh Hashanah, je pense que nous devrions consacrer du temps à penser à nos anges ; à remercier Dieu qu’ils soient venus dans nos vies au moment où ils sont venus ; à être plein de gratitude pour ce qu’ils nous ont enseigné et la manière dont ils nous ont inspiré.
J’aimerais à ce propos vous donner des devoirs pour ces quelques jours entre Rosh Hashanah et Yom Kippour.
Entrez en contact avec ces anges qui sont dans vos vies. Envoyez-leur une lettre, une carte, un email, un SMS,et dites-leur à quel point ils comptent, et comment ils ont été là pour vous lorsque vous aviez vraiment besoin d’eux. Partagez avec eux la manière dont ils ont changé votre vie, comment ils ont laissé une marque,en espérant qu’il y ait encore de nombreuses années pour partager ces mots de gratitude et d’admiration.
Vous leur donnerez la bénédiction de savoir qu’ils ont rendu votre vie meilleure.
Nous vivons dans un monde de plus en plus cruel et insensible. C’est un monde qui semble, et c’est frustrant à observer, vouloir sa propre destruction. Vous pouvez pratiquement vous attendre à ce que les dirigeants vous déçoivent, à ce que les personnes célèbres nous laissent tomber, à ce que les gens qui sont censés être nos modèles se révèlent être corrompus et avoir trahi, jusqu’aux stars du sport qui sont trop souvent des criminels et des voyous. Il semble que chaque jour nous soyons traînés dans leur boue, et que nous nous réveillions le lendemain pour ouvrir les médias et y être à nouveau traîné.
Dans un tel monde, il est facile de lever les mains et de demander qu’une réponse vienne du ciel ; mais là n’est pas notre théologie!
Les anges de notre tradition ne sont que des messagers: ce ne sont pas des gens qui viennent résoudre nos problèmes. Ils n’apparaissent pas à la place de Dieu, mais au service de Dieu pour nous aider à agir, pour nous inspirer et nous faire prendre nos responsabilités.
Voilà pourquoi il est merveilleux que de temps en temps un malakh, un messager, un ish, une personne ordinaire porteuse d’un message extraordinaire de sagesse, de compassion, et d’amour, traverse notre monde et notre vie, ranime notre foi, nous rappelle la bonté essentielle qui est en chacun et la responsabilité qui est la nôtre de protéger ce monde.
Si bien que, même si je ne crois pas totalement aux anges, je crois à ce qu’ils représentent.
Et même si je ne prierai pas pour qu’ils me sauvent, qu’ils me soignent ou qu’ils me protègent, je prierai pour leur ressembler un peu plus : pour avoir plus de compassion, pour être plus patient et avoir plus d’amour.
Lorsque nous chantons ces mots de la kedoucha que j’ai mentionnés plus tôt, à propos des anges qui chantent «kadosh, kadosh, kadosh » les uns aux autres, il existe une autre gestuelle traditionnelle. Nous tournons notre corps d’un côté et de l’autre lorsque nous chantons les mots vékara zé el zé. Nous regardons vers la gauche et vers la droite parce qu’il y a des anges tout autour de nous. Peut-être l’un d’eux est assis à côté de vous en ce moment.
Pensez-y: si tout le monde peut être un messager, alors cela signifie que vous aussi, vous pouvez décider, à travers vos actions, de devenir, pour quelqu’un d’autre, un ange!
Devenez un ange pour quelqu’un d’autre!
Vous n’aurez probablement pas une paire d’ailes et un halo, mais vous aurez quelque chose de bien plus bon endroit, avec les mots de compassion nécessaires, avec l’aide et l’inspiration dont ils ont besoin, et cela changera tout pour eux.
(Trad. Olivier Delasalle)
Tizkou leChanim rabot, neîmot ve’tovot
« Puissiez vous tous jouir de nombreuses années agréables et heureuses »Rabbin Tom Cohen